Une drogue légale et moins chère

Maintenant, c'est certain : l'amour a sur notre organisme des effets qu'on croyait réservés à certaines substances en vente sous le manteau. Sentiment d'extase, effet de manque, dérives parfois, avec quand même un avantage : l'amour est tout à fait légal, et coûte beaucoup moins cher.

En principe. Le professeur Michel Reynaud, psychiatre et chef du département de psychiatrie et d'addictologie à l'hôpital Paul-Brousse, y a consacré un livre, « L'amour est une drogue douce... en général » (éd. Robert Laffont), et fait le point avec nous sur nos modes de consommation.

L’amour drogue dure :  vous êtes une dépendante

« Quand j'ai rencontré Marc, se souvient Sofia, 33 ans, il n'était pas libre, mais il me disait ne plus aimer sa femme et être sur le point de la quitter. Irrésistiblement attirée par lui, je l'ai cru. S'en sont suivis trois mois euphoriques, puis neuf mois de douleur. Moins il était disponible, plus je le désirais. Je ne vivais plus que pour nos retrouvailles, le portable toujours allumé, pour le cas où il se manifesterait. C'était pathétique. »

« Mes deux ans avec Vincent ? se rappelle Juliette, 25 ans : crise sur crise. Je passais mon temps à me torturer : qu'est-ce qu'il fait ? Avec qui a-t-il déjeuné ? Pourquoi sa collègue a-t-elle appelé hier soir ? Je ressassais tout ça jusqu'à son retour. J'ai même piraté sa boîte mails. Mais rien ne parvenait à me rassurer. »

  • Qui êtes-vous ?
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« Les sujets les plus vulnérables se sont souvent construits vis-à-vis de leurs parents sur un mode ambivalent (15 % des enfants). Angoissés, ils ne sont absolument pas sûrs de la relation, explique Michel Reynaud. Juliette fait partie de ces femmes profondément insécures qui attendent que l'autre apaise leurs angoisses, alors que c'est impossible. Elle construit son manque toute seule, en élaborant toutes sortes de scénarios. »

  • Comment en êtes-vous arrivée là ?

« On tombe amoureux, mais on glisse dépendant », répète le professeur Reynaud. Comme pour la drogue, trois facteurs entrent en jeu : sujet, produit, environnement. Et l'autre n'y est pas pour rien : « Quelqu'un qui tient un double discours, alterne petites blessures et soins infinis, et dont les mots contredisent les actes, risque d'initier une passion douloureuse », fait remarquer le spécialiste. Cette technique de la douche écossaise, inconsciente ou non, a un fort pouvoir addictif, comme c'était le cas pour Sofia.

  • Comment s'en sortir ?

« Si le problème vient de vous, essayez quelques changements », propose Michel Reynaud. De la thérapie à de nouveaux centres d'intérêt, via la grande remise à plat de la relation, ça marche. Mais, pour certaines, rompre est aussi difficile que décrocher en matière de drogue. « Tout comme un seul verre peut faire replonger l'alcoolique, tout retour dans les bras de l'autre comporte un risque lourd pour l'amoureux dépendant », avertit Michel Reynaud.

Seule solution, faire une croix sur l'autre, éviter tout ce qui nous le rappelle et ravive les circuits, et se consacrer à la gymnastique mentale. Si on sait ce qu'on perd, on se focalise sur ce qu'on gagne. Comme on troque la cigarette contre des poumons frais, un teint plus clair et cinq euros par paquet, quitter cet homme permet de gagner du temps pour soi, de l'estime de soi et une vraie liberté.

Autre principe de base : se faire plaisir. « La période de rupture est l'exact contraire du rayonnement passionnel : la vie est triste, grise, fade, on ne se sent plus bonne à rien. Or, toute stimulation du circuit dopaminergique porte ses fruits », insiste le psychiatre.

Si on se force dix fois à aller au cinéma, la onzième on appréciera le film. Et tout est bon : sport, shopping, nouvelle coupe de cheveux, autant de pas pour se détacher de l'autre. Ce n'est qu'une fois notre système bien nettoyé qu'on pourra chercher à comprendre quel scénario on avait mis en place, pour ne pas le rejouer au prochain amour.

L'amour shoot : vous êtes une consommatrice occasionnelle ou frénétique

Virginie, 30 ans, est incertaine : « J'ai eu peu d'histoires dans ma vie, et sans jamais me laisser suffisamment prendre au jeu pour que cela dure. Mes partenaires me reprochent d'être trop sur la défensive ; pourtant je rêve au Prince charmant, mais quelque chose me bloque. Peut-être le souvenir des disputes parentales ? »

Sabrina, 32 ans, se voit comme une croqueuse d'hommes : « Je ne suis jamais restée plus de six mois en couple. Ce que j'aime, c'est picorer, multiplier les relations pour découvrir de nouvelles sensations et changer d'horizon. »

  • Qui êtes-vous ?

Pour vous, l'amour est une sensation. Et les sensations, c'est simple : on les fuit ou on les recherche. C'est dans la petite enfance que se forge notre perception de l'attachement. « Les deux tiers des enfants développent un mode d'attachement sécurisant, rappelle Michel Reynaud. Ils pourront vivre le manque amoureux sans détresse excessive ni douleur insupportable. Mais, pour 20 %, l'attachement sera "évitant" : pour eux, jouissance et souffrance vont de pair - si on veut éviter l'une, mieux vaut renoncer à l'autre. » Au même titre que les drogues, l'amour fait peur, et, pour mieux se protéger, on se l'interdit.

  • Comment en êtes-vous arrivée là ?

Parfois en mettant fin aux histoires à peine commencées de peur qu'elles ne virent au désastre, comme Sabrina : « Quand je vois tant de mes amies s'ennuyer dans une vie bien rangée avec leurs petits maris, je préfère rompre avant de m'enliser. » Ou bien en goûtant à un peu de tout sans s'investir. « Les abonnées de la passion ne font que jouir d'elles-mêmes, observe le psychiatre. L'homme n'est jamais jugé à la hauteur ou digne de confiance. » À force de se dire qu'il y a mieux ailleurs, on se contente de petites poussées d'adrénaline.

  • Comment s'en sortir ?

Virginie comme Sabrina supportent de moins en moins d'enchaîner les histoires répétitives. « J'aimerais me lancer, pouvoir oser, explique Virginie, je me demande si mon zapping ne cache pas autre chose qu'un besoin de découverte. »  « Je me rêve toujours mariée, avec des enfants », confie Sabrina. « Quand on constate qu'on répète toujours le même type de schéma, il faut s'interroger, note Michel Reynaud. Se demander pourquoi on va systématiquement chercher des gens avec qui ça se passe mal. »

Comme rien n'est jamais joué, on peut croiser le chemin d'un « réparateur ». « Quelqu'un qui saura vous rassurer, tenir malgré les crises, et finira par voir en vous ce qui peut vous attacher », poursuit-il. Car le cerveau des émotions, le lobe limbique, peut se réinitialiser. Autrement dit : il n'est jamais trop tard.
Mais miser sur soi est aussi utile. « Il y a des gens qui "cherchent l'embrouille", avance le psychiatre. Ils sont à la recherche du terrain propice au développement de leur petit grain de folie. Ils prennent plaisir à s'égarer pour ressortir endoloris. Ce schéma peut se répéter indéfiniment, à moins de changer de fonctionnement. » Pour cela, il faut tenter d'évaluer la relation qui commence et l'optimiser. Par exemple, préférer les sensations positives que nous offre un passionné d'alpinisme plutôt que celles, négatives, du bad boy du coin, c'est déjà un bon début.

L'amour drogue douce :  vous êtes un cas classique !

« Pendant les deux premiers mois, avec Aurélien, je ne touchais pas terre, se souvient Clémentine, 27 ans. Je me sentais belle et forte. C'était ma période d'examens, les révisions n'étaient pas ma priorité, et pourtant je n'ai jamais obtenu d'aussi bons résultats. »

  • Qui êtes-vous ?

Une femme amoureuse, pardi. Vous êtes en pleine phase d'emballement passionnel et vous venez de trouver votre produit absolu. « L'hypersécrétion des hormones sexuelles (testostérone et lulibérine) permet le relâchement de la dopamine, l'hormone du désir et de la récompense », explique le psychiatre. Hyperdopaminée, on se sent surpuissante.
« Et la spirale est vertueuse, poursuit Michel Reynaud. L'intensité du sentiment amoureux, le cœur qui éclate, la gaieté irraisonnée qui nous envahit, toutes ces démesures nous encouragent à tout vouloir et à tout pouvoir. »

  • Mais comment en êtes-vous arrivée là ?

Aucune importance, tout ce que vous voulez, c'est y rester. Or « ces sensations extrêmes ne sont pas faites pour durer, prévient le spécialiste. C'est une phase de surrégime et de déréalité. Si elle continuait, on pourrait s'inquiéter de l'avenir professionnel et social du sujet passionné. »

On atterrit donc en douceur, la passion se transforme en attachement, et notre partenaire en un produit de consommation régulière, grâce à une hormone magique : l'ocytocine. « Délivrée lors de l'orgasme chez les deux partenaires, l'ocytocine est liée proportionnellement à l'intensité du plaisir : plus on fait l'amour, plus on s'attache, et plus on s'attache, plus on fait l'amour », s'amuse le professeur Reynaud.

Étape suivante : les sentiments. « Immergé dans ce bain biologique, l'humain traduit ce qu'il éprouve, fait des promesses, des projets, se sent submergé par des certitudes... » et finit par dire « je t'aime ». De là naît la tendresse. « L'amour devient tolérant et clairvoyant, alors qu'il était entier et aveugle », résume Michel Reynaud.

Le couple trouve son rythme de croisière. « Le manque, déstabilisant dans la phase passionnelle, devient structurant, avec la relative assurance que l'autre va revenir et qu'on va pouvoir à nouveau profiter de lui. » On est lié sans être aliéné, on connaît une douce dépendance, moins excitante mais plus sécurisante. Seul hic, on peut s'y ennuyer. « Comme avec la toxicomanie, il vient un temps où, pour un même produit, les mêmes doses ne produisent plus les mêmes effets », avertit Michel Reynaud.

  • Alors, qu'est-ce qu'on fait ?

On transforme l'amour en drogue douce, pour goûter à « un bonheur régulier, ponctué d'objectifs communs : maison, enfants, projets de vacances », explique Michel Reynaud. Qui insiste : « La biologie ne fait pas tout. La psychologie joue aussi un rôle important. Durer, c'est surtout une question de volonté convergente. » Tant mieux, parce que cette drogue-là, on n'a pas envie de l'arrêter.    l